LES SORCIERES DE DELNABO



LES SORCIERES DE DELNABO


A l’époque de ma grand-mère, la ferme de Delnabo était équitablement divisée entre trois métayers. Au départ, ils avaient eu des conditions de travail identiques, mais au bout de quelques temps on remarqua que l’un des trois fermiers, qui bien que supérieur aux deux autres par sa façon de faire et son habileté, vivait dans la pauvreté alors que les deux autres voyaient quotidiennement leur sort s’améliorer. Désolée et démunie devant l’infortune qui frappait sa famille en face de la prospérité de ses voisins, la femme du pauvre homme avait pris l’habitude de se plaindre de la vie qu’elle menait non seulement à ses proches, mais aussi aux épouses des deux autres fermiers. A l’une de ces occasions, celles-ci lui demandèrent si elles pouvaient faire quelque chose pour elle, dans la mesure de leurs moyens.

Elle répondit qu'elle était prête à tout. Les deux femmes pensèrent alors qu’elles avaient trouvé un pigeon à plumer et décidèrent de l’utiliser comme confidente. "Ecoutez, lui dit une des deux femmes, si vous nous promettez de garder votre langue et de suivre nos conseils à la lettre, vous serez définitivement à l’abri de la pauvreté et du besoin." Ces paroles firent une forte impression sur la pauvre femme bien qu’elle eut quelques réserves sur leur véritable personnalité. Dissimulant ses doutes, elle promit de se plier à toutes leurs exigences. Elles lui demandèrent au moment d’aller se coucher d’emmener son balai, ustensile fréquemment utilisé en sorcellerie, dans sa chambre et de le déposer dans le courant de la nuit, du côté de son mari. Il prendrait alors si parfaitement son aspect que même son mari serait incapable d’y voir une différence au matin. Elles écartèrent toutes ses craintes en lui affirmant que leurs propres maris s’étaient plutôt bien accomodés de ces admirables produits de substitution - les balais - pendant des années. Ces détails étant réglés, elles l’invitèrent à se joindre à elles à minuit. Elles se rendraient alors sur les lieux où son avenir plein de bonheur devait se décider. En assurant qu’elle suivrait ces instructions, la pauvre femme prit congé de ses voisines. Cette femme vertueuse était horrifiée devant tant de dépravation.

De retour auprès de son mari, elle pensa qu’elle pouvait ne pas respecter la parole donnée à des voisines mauvaises et, en épouse dévouée et méfiante, confier à son cher mari les détails de sa conversation. Le mari fut flatté de la confiance qu’elle lui témoignait. Il accepta immédiatement d’être son complice en faisant preuve d’une singulière ingéniosité. Ils convînrent qu’il revêtirait ses vêtements de femme, et qu’ainsi accoutré, il accompagnerait les voisines au lieu de rendez-vous. Il connaîtrait alors leurs intentions.

Il s’habilla donc en femme, et à minuit il retrouva les deux autres à l’endroit convenu. La jeune mariée, c’est ainsi qu’elle l’appelèrent, fut chaleureusement accueillie par les deux Dames au Balai qui la félicitèrent pour sa bonne fortune et son heureux avenir.

Elles lui remirent une torche, un balai et un tamis qui faisaient déjà partie de leur équipement. Elles suivirent les rives de l’Avon jusqu’à Craic-pol-nain. Du fait de l’escarpement de l’endroit, elles trouvèrent en amont un passage à gué. Elles descendirent sur Pol-nain et leur apparut ce qu’aucun mortel n’avait encore vu. La pièce d’eau était comme couverte de flammes. Cent torches flambaient dessus et leurs reflets semblaient incendier les bois inquiétants de Loynchork. Aucun mortel n’avait encore entendu cris perçants et hurlements tels que ceux qui provenaient de cette horrible assemblée se livrant à ses orgies infernales sur Pol-nain. Ces cris, cependant, semblaient résonner mélodieusement aux oreilles des femmes de Delnabo. Chaque hurlement leur procurait un plaisir sans borne. En gambadant, elles partirent devant, laissant loin derrière la jeune mariée. En réalité, il n’était nullement pressé de participer à cette fête, souhaitant d’avantage être spectateur que participant.

En se rapprochant, il comprît ce qui se passait sur la pièce d’eau. Un grand nombre de sorcières se déplaçaient d’avant en arrière sur leur tamis avec leur balai en guise d’aviron, en poussant des cris de putois. Toutes tenaient leur torche dans leur main gauche. A d’autres moments, elles se rangeaient en cercle en signe de soumission devant un énorme chien noir et hideux perché sur un promontoire rocheux. C’était sans aucun doute le Grand Cornu en personne, montrant très gracieusement sa reconnaissance devant ces marques de fidélité et de dévotion en saluant, en grimaçant et en battant des pattes. Après quelques recommandations préliminaires à la jeune mariée, les épouses excitées lui demandèrent de rester au bord de la pièce d’eau. Elles devaient aller discuter avec Son Excellence Satanique au sujet de son initiation et lui demandèrent d’invoquer le nom de leur Maître pendant qu’elles traverseraient la nappe d’eau. La jeune mariée était résolue à suivre de façon trés particulière ces instructions. Dès qu’elles furent embarquées dans leurs tamis et furent, grâce à leurs balais assez loin, il dit : "En avant et que le Tout-Puissant vous protége !" L’horrible hurlement des sorcières scella leur destin : le sortilège était rompu. Brisés les tamis ! Coulées les sorcières - pour ne jamais reparaître - en dépit des cris perçants et des lamentations du Grand Fourchu et de toute son infernale équipe dont le pouvoir et la puissance combinés n’avaient pu les sauver de la noyade. En un instant, toutes les torches s’éteignirent et l’assemblée effrayée s’enfuit dans toutes les directions, en adoptant ce qui leur semblait le mieux adapté pour battre en retraite.

Sur le chemin du retour, l’astucieux jeune homme s’amusait énormément de la façon intelligente avec laquelle il avait exécuté les instructions de ses défuntes voisines. Aussitôt rentré chez lui, il remit ses vêtements d’homme. Sans satisfaire immédiatement la curiosité de son épouse quant au résultat de son aventure, il attela ses bêtes et commença son labeur matinal sans rien changer à ses habitudes.

Les deux voisins, qui ne s'étaient pas même aperçus de l'absence de leurs épouses auxquelles les balais se substituaient si parfaitement, firent de même. Au moment de la pause matinale, ceux-ci pourtant s’inquiétèrent un peu en constatant que leurs épouses, ordinairement tôt levées, ne donnaient pas le moindre signe de vie. Ils firent part de leur souci à leur voisin. Ce dernier remarqua malicieusement qu’à son avis, elles ne se lèveraient pas aujourd’hui. "

Qu’entendez-vous par là ?" lui demandèrent-ils. "Nos femmes étaient apparemment en bonne santé quand nous nous sommes levés." "Allez donc les voir." Il se remit à siffler aussi joyeux qu'avant. Les deux hommes coururent à leur chambre et quel ne fut pas leur stupeur en découvrant un vieux balai à la place de leur épouse. Leur voisin leur dit alors que s'ils se rendaient à Pol-nain, en cherchant bien ils y retrouveraient leurs tendres dulcinées. Les époux affligés se rendirent très vite sur place et en utilisant le matériel approprié ils sortirent de l’eau leurs défuntes épouses. Puis on les enterra dans la plus stricte intimité. Les embarcations et les rames brisées de ces malheureuses navigatrices, tourbillonnant encore à la surface de l’eau, fournirent à leurs maris une explication suffisamment claire de leur mort. Plus personne jamais ne reprononça leur nom. Il est à peine besoin d’ajouter que le pauvre homme retrouva progressivement son opulence de jadis et qu’en peu de temps, il devînt aussi riche qu’il avait été pauvre.

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